jeudi 14 juillet 2011

Un gars, une fille : palimpseste

Voici deux portraits issus de mon plus récent rouleau au Rittreck. Ils ont été pris dans les rues de Nantes, comme d'habitude. La bague de diaphragme est bloquée (volontairement) à f/2.8. Ça correspond à ce que je recherche en terme de compromis entre la définition du sujet et le flou d'arrière-plan. Par contre il y a des "déchets" sur chaque rouleau : à la moindre erreur de mise au point, au moindre bougé tout disparaît dans le flou.


Un portrait à lunettes de soleil, ce n'est pas expressif ? Je pense que ça peut l'être. Le reste du visage, la posture du buste, des épaules, des mains ne sont pas moins expressifs que les yeux (la preuve ?). Bien sûr, on considère traditionnellement que le regard est le miroir de l'âme, ou quelque chose comme ça. Mais même sans lunettes noires, la personne photographiée n'est pas mise à nu. Inversement, une des formes théâtrales les plus expressives, la commedia dell'arte, se joue masquée...


Le regard résiste facilement au lâcher-prise que le portraitiste espère. A l'entrée du Globe, le fameux théâtre de Shakespeare à Londres, l'auteur avait fait inscrire une épigraphe restée célèbre : « Totus mundus agit histrionem », le monde entier fait l'acteur. J'ai travaillé quelques temps (voir ici) dans le milieu du spectacle vivant et en particulier du théâtre (voir ), et cette phrase me semble très vraie. Au jeu de l'acteur dans le théâtre, sur la scène, répond celui de tout un chacun en dehors du théâtre, dans le monde.

Le monde entier fait l'acteur ne signifie pas que mes passants ne sont que de pâles copies des personnes médiatisées, des "vrais" acteurs. Cela signifie au contraire que faire l'acteur est un geste naturel, une caractéristique propre à l'humain, comme sourire devant l'appareil. Et la célébrité de certains n'est que la cristallisation des attitudes que nous prenons tous. Il n'y a qu'à parcourir The Half de Simon Annand pour s'en persuader ; et je ne m'en prive pas.

Ce que j'aime en portrait de rue, c'est d'abord la rencontre. Ensuite, m'arrêter un moment sur l'apparence des gens, quand je croise des gens qui soignent leur apparence. Photographier une personne qui néglige son apparence ne m'intéresse pas vraiment, parce que la photo la trahirait et que ce n'est pas l'idée que je me fais du portrait. A l'inverse, s'attacher aux apparences des passants n'a rien de superficiel. Le "look" des personnes que j'arrête en dit long sur leur personnalité et/ou sur leur humeur du moment. S'ils ont envie d'être vus, remarqués dans la rue, ils ont aussi envie d'être photographiés. La plupart acceptent comme une évidence que je prenne une photo.

Je pourrais me lancer dans la philosophie de comptoir en posant comme postulat de départ que c'est agréable d'être objectivé par le regard d'autrui : ça libère, ça détend, ça repose. Depuis 1968, la grande injonction sociale est de crier sa subjectivité pour être soi-même, mais il y a confusion... L'estime de soi découle d'un travail personnel sur le regard d'autrui, et non pas d'une affirmation préalable du type "je le vaux bien". Être soi-même va de soi, encore faut-il accepter que le "soi" est changeant (et le regard public est inquisiteur).

A ce titre, l'uniformisation du look (souvent dénoncée par les plus âgés à l'égard des plus jeunes) est une simple indication ponctuelle de l'avancement de la personnalité. Imiter un style, y adhérer c'est un processus de construction, pas une faillite du goût (voir ici). A contrario, la recherche et l'affirmation d'une singularité vestimentaire se heurte toujours aux autres singularités, qui se fournissent chez les mêmes marchands de prêt-à-porter (voir lunettes ici... et ). Mais au moins il y a une tentative de se démarquer (la plupart des marques l'affirment, d'ailleurs).

Je vois donc deux moyens de sortir du flou de la foule : adopter les codes d'un groupe plus restreint et réclamer son appartenance à ce groupe/tribu, ou bien se frayer tout seul un chemin dans son esthétique bien à soi. Ces deux attitudes ne sont pas contradictoires mais complémentaires, et l'on porte toujours des stigmates d'un groupe auquel on a voulu appartenir, tout comme on porte toujours également des stigmates de soi (un soi qu'on a été, puisque le soi est changeant). Ma petite participation consiste à traduire ce que je vois en mes passants pour que sur la photo aussi, à l'arrivée, il y ait quelque chose à voir. C'est une sorte de boulot de passeur de photographier ainsi les passants, puisque tout passe et trépasse. Par un tour de passe-passe, les inscrire dans la lumière, et dans l'effet durable de la lumière sur quelques sels d'argent. Avant qu'il ne soit trop tard, avant que la lumière parte. Avant qu'ils ne soient plus là, s'ils l'ont jamais été car j'ai peut-être rêvé de les imaginer comme ça. Avant qu'ils ne soient plus là, oui, ni moi non plus.

Post-scriptum : C'est quoi, un palimpseste ? C'est comme une plage et comme une planche contact. C'est comme un trousseau de clefs.
:)

2 commentaires:

François LB a dit…

Pas facile de laisser un commentaire sur un texte aussi inspiré...

Ta vision est en tout cas très positive et je me suis surpris à poser un regard différent (le tien?) sur des gens qu'on pourrait qualifier de fashion victim, à retrouver un individu sous des apparences en quelques sortes.

Avec ce texte, tu donnes un éclairage sur ton travail et renforce sa cohérence.

J’espère que ces séries de portraits feront un jour l'objet d'une expo!

Nicolas a dit…

Merci pour ton commentaire, François. Très sympa. ;)