Je passe souvent à Nantes en fin de journée, après le boulot. Un appareil photo en bandoulière, le plus souvent un boîtier 6x6. Je croise beaucoup de gens dans la rue qui paraissent intrigués par l'appareil, qu'il s'agisse du Bronica S2A ou du Rolleiflex.
Au Café du Passage que j'affectionne, je tombe sur deux hommes qui me félicitent de photographier avec un Rolleiflex. Ils me racontent qu'ils ont fait du reportage photo il y a longtemps. Ils travaillaient avec des Semflex : « l'hiver 1/60è et f:5,6, l'été 1/125è et f:8 » Les "vrais" photographes travaillaient au Rolleiflex.
Je croise des gens qui me sourient, des gens qui font les cons pour que je les prenne en photo ; et je joue le jeu. J'aime rencontrer des inconnus dans la rue et taper la discussion pendant quelques minutes. Leur demander leur prénom, me présenter, échanger une poignée de mains, quelques blagues, une tape sur l'épaule. Connivence éphémère mais vraie. Je croise un groupe de mecs Cour des 50 otages. L'un vient vers moi et demande à voir le Bronica. Il me prévient : « Je veux juste voir ! Arabe, mais pas voleur ! » Un autre se présente : « Prends-moi en photo. Je suis l'Empereur du bitume. ». Et il continue : « Mec, si tu vends ma photo un jour et que tu te fais plein de thune, n'oublie pas de venir dans la rue et d'en redonner à ceux qui en ont besoin. »
Près du quartier Bouffay, je croise une fille accompagnée de deux types qui lui parlent. Comme si elle ne prêtait pas attention à eux, elle m'adresse un grand sourire figé. Je comprends le truc et j'avance et je prends la photo, et on échange juste un rire. Un peu plus loin deux nanas lèchent les vitrines dans la rue des chausseurs. L'une d'entre elle fantasme à fond sur des bottes blanches en simili-cuir. Elles traversent la rue à mon niveau et pendant que la première se colle à la vitrine, l'autre me demande ce que je fais là, et si je suis photographe, et si je bosse avec des modèles. Alors je les prends en photo elles aussi...
Et comme mon Bronica est déglingué depuis quelques temps, j'ai eu des portraits superposés, l'effet est étrange.
Le quartier Bouffay est rempli de restaurants, de cafés et de terrasses qui encombrent ses rues pavées. Je croise Eric qui gratte quelques notes sur son cahier Moleskine. Malheureusement j'aurais dû faire le point sur ses mains...
Non loin de là se trouvent des halles couvertes où des bouquinistes et des brocanteurs déballent chaque jour. Je croise Jean, ancien professeur d'histoire et chercheur au C.N.R.S. J'ai fait semblant de le prendre pour un bouquiniste, il fait semblant de me prendre pour un étudiant. Nous échangeons quelques propos vaguement nostalgiques autour de l'école.
En repartant parmi les rues sinueuses, je remarque une silhouette débraillée, un visage de clown triste. C'est Joël dit Jojo. Il vit dans les rues de Nantes. Son humeur faussement réjouie me fait penser à Coluche.
Au croisement de la rue Crébillon et de la rue Boileau, j'ai aussi croisé Alain. Il vit depuis 6 ans dans la rue. Six années passées à chercher en vain un emploi. Il en avait un autrefois, mais la boîte a coulé. Alain, ça fait trois ans qu'il n'a pas touché une goutte d'alcool. L'année dernière, il a perdu une quinzaine de copains dans la rue : l'alcool, le froid, la maladie les ont tués. Lui aussi a failli y passer : à l'hôpital, on le lui a dit clairement. Alors finalement il a réussi à arrêter de boire. Ça fait trois semaines qu'il a retrouvé un appartement, et ça change tout : il a réussi à faire des démarches administratives, il n'a pas eu à se préoccuper toute la journée de l'endroit où il allait dormir le soir, ni où se laver, ni où manger. Il a fait des candidatures à droite et à gauche, et puis il a retrouvé un boulot. Dans les espaces verts. Alors il n'en a plus que pour une dizaine de jours à arpenter ce coin de rues où on ne voit que lui depuis six ans. L'orphelin aux cheveux fous, le vagabond à la peau burinée. Alain porte un t-shirt sur lequel on peut lire, ironique : « Je suis le Saint-Patron. »
La réalité, ce n'est pas de trouver Alain dans la rue et de lui demander un portrait. La réalité, c'est du point de vue d'Alain qu'il faut l'envisager : un type est venu le voir rue Boileau et l'a pris en photo. Et c'était dix jours avant qu'il ne sorte de la rue. Ça fait un souvenir pas commun.
Bronica S2A + Nikkor-P 75mm/2.8
Ilford PANF 50 + Agfa Rodinal
« Ne cherche pas à ce que ce qui arrive arrive comme tu le veux, mais veuille que ce qui arrive arrive comme il arrive. Et tu seras heureux. »
Epictète