jeudi 12 avril 2012

Le cornet à dés

Vous connaissez peut-être ce fameux poème/manifeste de Mallarmé : « Un coup de dés jamais n'abolira le hasard » ?

Il en va de même pour la photographie. D'ailleurs Willy Ronis avait intitulé l'un de ses livres Sur le fil du hasard. En réalité, je trouve énormément de points communs entre la poésie et la photographie. Le matériau n'est pas le même, les moyens techniques et les outils non plus. Mais dans les deux cas il faut s'imposer une certaine discipline basée sur la rigueur, l'inspiration et le hasard.

Je suis de nouveau à Quimper et j'essaie de prendre mon temps. De laisser faire le temps. De laisser venir. Il fait grand ciel bleu à un moment, l'instant d'après tout se couvre et il pleut comme vache qui pisse. Je fais varier la sensibilité de mes films de cinquante à huit cents ISO. J'ai une rage de dents : drogué au paracétamol et à l'aspirine pendant trois jours, avant de passer à des substances plus fortes. Ma sensibilité aussi fait le yo-yo. Je joue : Scrabble, Ligretto, Sushi Bar, Chasse les chapeaux. Je lis : « Intimité », Conseils à un jeune poète, Les Essais. Je feuillette : Le Grand bal du printemps de Prévert et Izis, le nouveau numéro de la revue « 6 mois », un catalogue Maison du monde, « Le Monde »« Libé » ou un vieux numéro de « Paris-Match » qui traîne dans la salle d'attente d'un médecin de campagne.

Quelques extraits tirés des Conseils... de Max Jacob, un Quimpérois : 

« J'ouvrirai une école de vie intérieure, et j'écrirai sur la porte : école d'art. 
(...) Le résultat premier de la vie intérieure est de nous rendre perméable. Un poète imperméable ne fera que des œuvres superficielles. 
 
On peut se demander si toute poésie n'est pas autre chose que superficialité. Je réponds "oui". C'est dommage. Mais on peut se demander à soi-même d'essayer autre chose. En tout cas ne vivront que les œuvres non superficielles, je veux dire celles qui, ayant l'apparence du superficiel, ont passé par le gouffre du sérieuxDonc soyez d'abord perméable, c'est-à-dire sérieux. »

La photographie aussi est d'abord superficielle. Elle est visuelle comme la poésie est sonore. C'est son handicap et son sine qua non. Et je crois comme Max Jacob qu'elle ne dépasse pas la superficialité par le choix d'un sujet consistant, mais par le fait de gagner en densité, en vie intérieure. Vous pouvez traiter un sujet noble de façon superficielle ; à l'inverse si vos photos sont habitées, le sujet a peu d'importance et la photo devient sa propre finalité, sa propre raison d'être. Alors...

« Examinez-vous. Cela s'appelle réflexion, double réflexion, se voir vivre, voir vivre les autres.
C'est la vie intérieure. »

Un ami photographe m'avait offert l'ouvrage de Rilke, qui est du même tonneau. Mais par proximité, j'aime encore mieux celui de Max Jacob. Ces petites phrases, ces aphorismes qui progressent par petites touches, par impulsions, par déclenchements successifs sont de bon conseil. Voir vivre les autres c'est les rencontrer. Les écouter, c'est se voir vivre et entrer en réflexion. 

Je m'intéresse à certaines choses sans savoir pourquoi, mais je m'y intéresse. Je pousse la curiosité assez loin. Je ne veux pas entrer par effraction dans l'intimité des gens, mais nos intimités ont des points communs. Et la plupart du temps, je le sais bien, j'échoue à dire l'essentiel, à photographier l'essentiel. Derrière beaucoup de mes portraits, il n'y a rien d'autre. La personne photographiée n'y est pas : il n'y a qu'un visage.

Être perméable c'est aussi se faire avoir : à Rome en octobre dernier, j'étais dans l'émerveillement et dans les souvenirs. Ça m'a semblé un terrain de jeu formidable pour la photo, mais avec six mois de recul je ne vois qu'un grand nombre de photos sans intérêt photographique, de simples enregistrements de centièmes de seconde qui ne tiennent ni du hasard, ni de la rigueur, ni même de l'inspiration. Des déclenchements mécaniques, sans vie intérieure.

« Aimer les mots. Aimer un mot. Le répéter, s'en gargariser. Comme un peintre aime une ligne, une forme, une couleur. (TRES IMPORTANT) »  
— Max Jacob, in Conseils à un jeune poète,
NRF Gallimard 1945, 13è édition réimprimé en 1956, pp. 15-16, 27-28 et 35


Que doit aimer le photographe ? Le film noir et blanc, le grain, les contours, la densité matérielle des sels d'argent. Choisir un film c'est préparer sa palette, affûter son burin. Armer c'est retendre ses cordes. Déclencher, c'est sculpter dans la matière brute en un cent-vingt-cinquième de seconde. C'est lancer le dé.

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