samedi 21 mars 2009

Trois ou quatre Nantais

Je passe souvent à Nantes en fin de journée, après le boulot. Un appareil photo en bandoulière, le plus souvent un boîtier 6x6. Je croise beaucoup de gens dans la rue qui paraissent intrigués par l'appareil, qu'il s'agisse du Bronica S2A ou du Rolleiflex.

Au Café du Passage que j'affectionne, je tombe sur deux hommes qui me félicitent de photographier avec un Rolleiflex. Ils me racontent qu'ils ont fait du reportage photo il y a longtemps. Ils travaillaient avec des Semflex :
« l'hiver 1/60è et f:5,6, l'été 1/125è et f:8 » Les "vrais" photographes travaillaient au Rolleiflex.

Je croise des gens qui me sourient, des gens qui font les cons pour que je les prenne en photo ; et je joue le jeu. J'aime rencontrer des inconnus dans la rue et taper la discussion pendant quelques minutes. Leur demander leur prénom, me présenter, échanger une poignée de mains, quelques blagues, une tape sur l'épaule. Connivence éphémère mais vraie. Je croise un groupe de mecs Cour des 50 otages. L'un vient vers moi et demande à voir le Bronica. Il me prévient :
« Je veux juste voir ! Arabe, mais pas voleur ! » Un autre se présente : « Prends-moi en photo. Je suis l'Empereur du bitume. ». Et il continue : « Mec, si tu vends ma photo un jour et que tu te fais plein de thune, n'oublie pas de venir dans la rue et d'en redonner à ceux qui en ont besoin. »

Près du quartier Bouffay, je croise une fille accompagnée de deux types qui lui parlent. Comme si elle ne prêtait pas attention à eux, elle m'adresse un grand sourire figé. Je comprends le truc et j'avance et je prends la photo, et on échange juste un rire. Un peu plus loin deux nanas lèchent les vitrines dans la rue des chausseurs. L'une d'entre elle fantasme à fond sur des bottes blanches en simili-cuir. Elles traversent la rue à mon niveau et pendant que la première se colle à la vitrine, l'autre me demande ce que je fais là, et si je suis photographe, et si je bosse avec des modèles. Alors je les prends en photo elles aussi...

Et comme mon Bronica est déglingué depuis quelques temps, j'ai eu des portraits superposés, l'effet est étrange.


Le quartier Bouffay est rempli de restaurants, de cafés et de terrasses qui encombrent ses rues pavées. Je croise Eric qui gratte quelques notes sur son cahier Moleskine.
Malheureusement j'aurais dû faire le point sur ses mains...

Non loin de là se trouvent des halles couvertes où des bouquinistes et des brocanteurs déballent chaque jour. Je croise Jean, ancien professeur d'histoire et chercheur au C.N.R.S. J'ai fait semblant de le prendre pour un bouquiniste, il fait semblant de me prendre pour un étudiant. Nous échangeons quelques propos vaguement nostalgiques autour de l'école.


En repartant parmi les rues sinueuses, je remarque une silhouette débraillée, un visage de clown triste. C'est Joël dit Jojo. Il vit dans les rues de Nantes. Son humeur faussement réjouie me fait penser à Coluche.

Au croisement de la rue Crébillon et de la rue Boileau, j'ai aussi croisé Alain. Il vit depuis 6 ans dans la rue. Six années passées à chercher en vain un emploi. Il en avait un autrefois, mais la boîte a coulé. Alain, ça fait trois ans qu'il n'a pas touché une goutte d'alcool. L'année dernière, il a perdu une quinzaine de copains dans la rue : l'alcool, le froid, la maladie les ont tués. Lui aussi a failli y passer : à l'hôpital, on le lui a dit clairement. Alors finalement il a réussi à arrêter de boire. Ça fait trois semaines qu'il a retrouvé un appartement, et ça change tout : il a réussi à faire des démarches administratives, il n'a pas eu à se préoccuper toute la journée de l'endroit où il allait dormir le soir, ni où se laver, ni où manger. Il a fait des candidatures à droite et à gauche, et puis il a retrouvé un boulot. Dans les espaces verts. Alors il n'en a plus que pour une dizaine de jours à arpenter ce coin de rues où on ne voit que lui depuis six ans. L'orphelin aux cheveux fous, le vagabond à la peau burinée. Alain porte un t-shirt sur lequel on peut lire, ironique :
« Je suis le Saint-Patron. »

La réalité, ce n'est pas de trouver Alain dans la rue et de lui demander un portrait. La réalité, c'est du point de vue d'Alain qu'il faut l'envisager : un type est venu le voir rue Boileau et l'a pris en photo. Et c'était dix jours avant qu'il ne sorte de la rue. Ça fait un souvenir pas commun.


Bronica S2A + Nikkor-P 75mm/2.8
Ilford PANF 50 + Agfa Rodinal

« Ne cherche pas à ce que ce qui arrive arrive comme tu le veux, mais veuille que ce qui arrive arrive comme il arrive. Et tu seras heureux. »
Epictète

11 commentaires:

floguill a dit…

Belle promenade urbaine au coeur des rue de Nantes. J'y ai reconnu des visages...
Amitiés photographiques - floguill

Anonyme a dit…

Jolis portraits de rue. Tu as du être surpris de voir ce fantôme apparaître sur ton négatif ( 2ème photo )
Je dois t'avouer qu'il y a de cela 2 mois à peu près, j'avais lu ton comparatif Hasselblad/Rolleiflex et que ça m'avait convaincu de m'en procurer un. C'est chose faite et j'en suis très content. Je le réserve pour d'éventuels portraits féminins à la lumière naturelle.
Une question me taraude: pourquoi as tu fait le choix ici du 6x6 plutôt que du 24x36 ?
Mon expérience avec le Rolleiflex ( ou ici le Bronica ) dans la rue, c'est ce que les gens sont assez amusés et il m'est arrivé plusieurs fois de discuter avec des passants, c'est très agréable de pouvoir ainsi créer un contact. Je reste cependant amoureux du grain du 35mm, c'est pour ça que je vais abandonner le rolleiflex pour la street.
Qu'en est il pour toi, je suis curieux ?

Anonyme a dit…

Bravo, Nicolas.

J'aime tout spécialement les 2 premières photos.
le format 6x6 permet vraiment de mettre ton travail en valeur.
La première, avec son personnage impressionnant de présence, est vraiment remarquable, qui tend à donner à Nantes un petit air de rue américaine dans les 70's.

Dommage que tu n'insère pas plus souvent des rouleaux couleurs...les photos couleurs trouvées de ci de là sur ton blog sont excellentes.

Tes commentaires savent mettre tes photos en valeur...à moins que ce ne soit l'inverse..et constituent à eux seuls une aide précieuse pour qui voudrait s'initier, comme moi, au "street shooting".
Garde ton humilité et ta sensibilité aux choses et aux gens.

On discutait l'autre jour de "retour à l'argentique"...Je suis toujours en négociation pour un rolleiflex, mais je te prendrai certainement un appareil un jour ou l'autre (les olympus et spotmatic sont craquants)...parce que quand on met un doigt dans l'engrenage...

Amitiés.

Serge.

Nicolas a dit…

Merci Floguill, merci Samy !
Pour te répondre Samy, il faut d'abord rappeler que le Rolleiflex est un appareil de reportage. On a tellement tendance aujourd'hui, quand on dit "reportage", à imaginer un appareil rapide et sans contrainte...
Ensuite, je dois avouer que je suis beaucoup plus à l'aise avec un 80mm en moyen format qu'un 50mm en 24x36. En "petit" format ma focale est le 35mm et je n'hésite pas à faire des portraits avec un Mju: II par exemple.
Mais le format 6x6 est à mon avis le plus adapté au portrait. Particulièrement au portrait consenti. Et puis au fil du temps j'ai commencé à regarder tout ce qui se passe autour de moi à travers une fenêtre carrée. Je me suis déshabitué du deux tiers.
J'espère que cela répond à ta question.

Nicolas a dit…

Merci Serge !
:)

Seb a dit…

Salut Nico !
Félicitations pour ces beaux portraits. Ce n'est pas si évident d'aller à la rencontre des gens comme ça, et de les prendre en photo. J'ai beaucoup apprécié les textes qui les accompagnent. On a souvent l'occasion de voir des portraits de rue, mais on n'a jamais le contexte, la petite histoire qui permet d'en savoir plus.
"Tu es sur la bonne voie, continue" (qu'on pourrait lire si on était à l'école :-))

Amicalement,
Seb

Nicolas a dit…

Merci Seb. J'ai conscience que le texte met en valeur l'image, et vice versa. Je sais aussi que je progresse et je suis déterminé à continuer.

Merci encore de ton message.

Amitiés,

Nicolas :)

Maïté Renson a dit…

En tant qu'adoratrice du format 6x6, je ne peux qu'aimer cette série. Quand on travaille avec ces appareils, l'approche est différente, il faut déjà se tenir à une certaine proximité des personnes que l'on photographie et ça se ressent dans les portraits qui en résultent. Tu sembles maîtriser cela parfaitement...
Voilà mon avis :)

La Bise
Maïté

Nicolas a dit…

Oh ben merci Maïté... (joues rouges)...

Denis G. a dit…

Une nouvelle série encore très réussie:)
Quelle est ta procédure pur scanner tes négatifs? (quel scanner, résolution, ...)
Je trouve le piqué particulièrement bon par rapport à mes scans de négs (mais peut être mes images sont elles moins piquées à la base...)

Nicolas a dit…

Merci Denys. Lorsque je scanne, je garde la même taille d'image et je monte à 1200dpi. Pour une meilleure déf. il faudrait que je choisisse une taille d'image (15x15cm en sortie, par exemple) et que je scanne à 400 ou 600 dpi.
Mais :
1) C'est plus long (ça ajoute une manip.) ;
2) Ça fait des images grandes et lourdes qu'il me faudrait reformater ensuite pour les publier en ligne.
J'espère que ça répond à ta question.