En l'espace de trois semaines, je viens de réaliser deux séries de photos : la première à Lourdes (65) lors du pèlerinage de Pentecôte, la seconde à Clisson (44) pendant le festival Hellfest. Sur le papier, ça fait un écart considérable : les pèlerins plongés dans le silence du recueillement et de la prière, les festivaliers exubérants assommés par le vacarme des amplis... d'un côté l'apparition de la vierge dans une grotte, de l'autre des champs dans lesquels on célèbre l'enfer... à l'extrême market vous achèterez des flags, des badges, des t-shirts, vous vous ferez piercer, dans la rue Bernadette Soubirous vous achèterez des fanions, des badges, des t-shirts, vous boirez de l'eau bénite. Aux Pyrénées le portrait de Bernadette démultiplié, au vignoble nantais l'enfer décliné dans toutes ses variantes. Ici les hordes de métalleux venus de toute l'Europe, là les infirmes, les malades et leurs infirmiers... venus de toute l'Europe.
Deux façons de communier qui parfois se rejoignent, deux lieux où l'on se sent seul aussi.
En prônant un style de vie alternatif, en affirmant haut et fort n'avoir ni foi ni loi, les adeptes du Hellfest forcent un peu le trait. Le photographe bondit d'une "tronche" à l'autre en ne retenant que les looks les plus inédits, les plus extrêmes, donc les moins représentatifs de la majorité, qui se rassemble ici pour la musique tout simplement. Il y a une prime à celui qui paraîtra le plus méchant, le plus rugueux, le plus caverneux. Le Hellfest se porte sur soi : chapeau, badges, t-shirt noir aux gros caractères montrant qu'on est de la "crew", coupe-vent rouge vif des "all access troops", bracelet à paillettes (2011) ou rouge (2012) des V.I.P., écussons cousus sur un vieux blouson jean's, barbe hirsute, cheveux longs et gras, gadoue séchée du vendredi soir sur des rangers à crampons, torse nu tatoué recto-verso, casque à pointes, à cornes, crête de cheveux bleus ou rouges, petit short sur bas résilles, ceinture de douilles, collier à clous, bandana et Ray-Ban, gobelet consigné suspendu à la ceinture, oreilles nuque nez sourcils langue lèvre nombril percés, et les fameux bouchons d'oreilles qui vous empêchent d'écouter la musique et qui font que tout le monde se gueule dessus partout tout le temps, au bar aux cabanes à frites aux banques de jetons au carré V.I.P. sur le chemin du Red Camp et aux abords du Metal Corner, évidemment. Mainstage 01.
En prônant une certaine foi chrétienne qui s'appuie sur des processions et des reliques, les pèlerins de Lourdes ne craignent pas d'en faire un peu trop. Le photographe peut se planter là, à moins de 2m des gens, et déclencher autant qu'il le souhaite sans être inquiété ni repoussé. On lui donnera à voir avec ou sans grande sincérité la foi la plus intense, la piété la plus ostensible qui soient : dos courbé, mains jointes, un carré de tissu replié sur les épaules portant le nom d'une paroisse, deux jerricans d'eau bénite remontant la place de la basilique, quelques milliers de bouteilles représentant la vierge qu'il s'agit de décapiter lorsqu'une sainte soif vous prend, bouteilles qu'on retrouvera quelques années plus tard contenant encore un peu de leur précieux liquide dans les fonds de placard d'une grand-mère qui vient de mourir, des bougies et des cierges, 150 euros celui de 20Kg, « Cette lumière prolonge ma prière », des bracelets en caoutchouc de toutes les couleurs en Français en Italien en Espagnol disant « A la grotte bénite, j'ai prié pour toi... » « Alla Grotta Benedetta ho Pregato per te... », la croix autour du cou et le chapelet à la main, les lèvres qui murmurent qui marmottent des prières en boucle, les yeux qui montent au ciel pour accompagner les suppliques, le visage de Bernadette sur des assiettes des mugs des médaillons des bracelets des taies d'oreillers des porte-clefs, tout le monde fait ch...ttt le doigt devant les lèvres tendues en cul de poule dans la rue des marchands du temple aux carrefours de la foi où les Roms s'agenouillent, sur le chemin qui mène à la basilique aux processions aux flambeaux aux reliques de Bernadette à la grotte. Mainstage 02.
Le premier soir à Lourdes, plongé dans une procession nocturne de plus de 5 000 personnes, j'ai eu l'impression que tout le monde communiait. Puis, à force d'y retourner, je me suis rendu compte progressivement qu'en réalité chacun est d'abord là pour soi. L'apposition des mains par un homme d'église est un privilège, le contact physique entre pèlerins est assez rare. L'air sent la cire et le shampooing. Les cloches de la basilique sonnent la mélodie d'un Ave Maria que la foule reprend en cœur, chacun sa voix chacun sa foi.
De la même façon, 120 000 personnes rassemblées samedi soir devant G.N.R., Axel Rose en maître de cérémonie. L'écran géant et le cordon de sécurité dans lequel passent des photographes agrémentés par vingtaines. Pendant des prestations moins sages, dans l'après-midi, le cœur du public s'anime, pogo en masse. Ici les filles ont une place à part : elles sont entre elles ou bien elles accompagnent. Le photographe ne surprend que très rarement un geste d'affection ou de tendresse, et reste perplexe devant le spectacle de quatre filles dévêtues se trémoussant de façon suggestive dans un conteneur à 3m du sol, au-dessus du bar, boule à facettes et fumigène. Les bras levés et la tête marquant le rythme, des cris bestiaux scandent le solo du "guitar hero". L'odeur de la terre trempée se mêle aux effluves de bière et de friture. Et si la voix au micro s'adoucit ou devient trop lisse, de joyeux lurons se tapent dans le dos et plaisantent... La voix des anges ou les cris de l'enfer, chacun ses goûts.
« L'Eglise nous disait taisez-vous et écoutez dieu. La société nous dit faites du bruit et n'entendez rien. »
— Edward Bond
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