mardi 6 décembre 2011

De l'outil au geste

On peut trouver toutes sortes de postures chez les photographes, amateurs comme professionnels. Certaines personnes ne possèdent des appareils photo que pour les poser derrière une vitrine et les astiquer le dernier dimanche de chaque mois. Et ne pensez pas qu'ils ne collectionnent que des vieilleries : le dernier Leica M9-P, le Fuji X100 font partie du délire. D'autres s'expriment moins et photographient davantage, et chez ceux-là il est de bon ton d'accorder peu d'importance à l'outil photographique. Mais bizarrement, ils utilisent quand même un Leica, un Rolleiflex, un Hasselblad...

A quoi rime cette schizophrénie du photographe ? Pourquoi ce discours affiché, si différent de la réalité ? Pourquoi ne pourrait-on pas à la fois mener une véritable démarche photographique et aimer les outils qui accompagnent, j'allais dire qui permettent à cette démarche de prendre forme ?

Imaginons : j'aime les paradoxes(1). C'est pourquoi, pour dégager l'outil de mes pensées quotidiennes, j'ai décidé de commencer un journal photographique. Et puisque seules comptent les photos, j'y ajouterai des mots. Et puisque l'appareil importe peu, elles seront toutes prises avec un appareil bien précis. Et comme il est de bon ton de mépriser l'outil, je ne ferai rien d'autre que d'en parler tout le temps. J'en reviens finalement à mon point de départ : je vais écrire mon journal amoureux. Un amour télémétrique. :)

Demandez à Matisse de négliger ses pinceaux, à Hendrix de jouer sans cordes, vous verrez à peu près ce que je veux dire. Matisse, vers la fin de sa vie, logeait, nourrissait et payait Jacqueline Duhême pour rester à sa disposition et s'occuper de ses pinceaux et de ses bouts de papiers en suivant très scrupuleusement ses instructions(2). A l'arrivée, quand on regarde une toile de Matisse, c'est vrai, on s'en moque. Mais lui ne s'en moquait pas du tout, bizarrement. Matisse était à la fois un grand artiste et un homme obnubilé par ses outils quotidiens. Edouard Boubat était un poète dans ses mots comme dans ses photos, mais il avait fait de l'ouverture du diaphragme et du petit signe "infini" sur son objectif la métaphore de sa présence au monde. Pour Cartier-Bresson l'appareil était un prolongement de l'œil, mais il ne s'imaginait pas utiliser autre chose qu'un Leica 24x36.

Dans n'importe quel geste artisanal, on recherche toujours une sorte de symbiose entre la main, l'esprit et l'outil. La photo ne fait pas exception à cela, alors plutôt que de choisir un camp entre les fétichistes collectionneurs et les déclencheurs forcenés, je m'inscris sur une voie de traverse : je prends en main un outil que j'aime, je le caresse, je le mets à l'épaule. Je sors, je règle une vitesse d'obturation et une ouverture de diaphragme. Et je me tiens disponible. Quand l'occasion d'une photo se présente, je porte l'outil à mon œil droit, je fais le point, je compose. Clic. Pourquoi bouder son plaisir ?


Il ne s'agit pas de faire l'apologie de l'outil pour l'outil, mais de souligner le geste. Un ouvrage sur Cartier-Bresson est intitulé Le tir photographique(3), métaphore guerrière... Je préfère l'idée du simple geste, et de l'accomplissement répété de ce geste grâce à l'outil. De l'outil au geste comme Agnès Sire disait de Doisneau qu'il était passé du métier à l'œuvre. La génuflexion du Rolleiflex, l'œil gauche ouvert du Leica. Ce ne sont pas des gestes affectés : ce sont des gestes induits par l'outil et qui influent sur la photo.


1. Paradoxe : « contraire à l'opinion commune », de para : « contre », et doxa : « opinion »
2. Jacqueline Duhême, Petite main chez Matisse (album dessiné), Gallimard
3. Dans la collection "Découvertes Gallimard"

12 commentaires:

Loïc a dit…

Je ne suis que trop d'accord. L'outil n'est pas juste un outil, ça doit être un plaisir et ça doit devenir une habitude. Un outil, une utilisation, un plaisir. Je pars du principe que je dois m'amuser avec mon matériel ; si je m'ennuie c'est que c'est pas le bon.
Un appareil, une optique, ce sont des jouets et des contraintes. La contrainte, elle, aussi contribue à créer la photo.
Le télémétrique contraint le temps de mise au point. Le moyen format, souvent la contrainte du trépied et contraint à prendre son temps pour recharger le dos.
Le numérique contraint à la liberté et c'est bien la plus difficile de toutes les contraintes :P

Nicolas a dit…

Merci Loïc : tu viens de résumer mes 120 pages en 10 lignes, c'est déprimant. :)

Lou a dit…

Je ne suis pas certain de tout comprendre à ce débat philosophique, mais je pense qu'il faut regarder les deux faces de la pièce que constitue l'outil appareil photo.

D'un côté, les qualités propres et spécifiques de chaque machine : si je prends un Pentax 6x7, c'est parceque je sais que je pourrais en tirer des images détaillées assorties d'un bokeh fort singulier, et donc peut-être obtenir des images intéressantes (la finalité de la chose tout de même en ce qui me concerne).

De l'autre les contraintes que chaque appareil impose. Mon Pentax si doué soit-il pour faire de belles images, est massif, pas discret, lourd. La mise au point sera plus délicate s'agissant d'un moyen format, je ne pourrais pas disposer d'un stabilisateur d'image et donc devrais travailler au 1/250ème malgré le manque de lumière.

Si le contexte fait que les qualités propres l'emportent sur les contraintes, alors j'ai un bon appareil, quelque soit sa marque ou sa technologies. Au fil des ans, la pratique aidant, on finit par trouver l'appareil qui vous convient, parceque vous en acceptez les contraintes, et que vous devenez dépendant de ses qualités. J'espère vraiment finir un jour avec seulement deux ou trois appareils pour faire face aux différents contextes dans lesquels je photographie. Il y aura certainement un numérique et un moyen format. Ce que je peux dire, c'est que si les Rolleiflex et consors sont toujours dans la course aujourd'hui, ce n'est certainement pas que pour la passion de quelques idolâtres, mais pour leurs qualités propres, et l'acceptabilité de leurs limites.

En tous cas, merci pour ce billet et ce blog sans cesse rafraîchissant (dans ce monde de brutes numériques).

Nicolas a dit…

Merci beaucoup Lou pour ton commentaire, lui aussi "rafraîchissant" et basé sur ton expérience concrète. Quant à mon article, s'il te paraît philosophique c'est à l'insu de mon plein gré !!
:D

Agnès a dit…

Je ne peux qu'être d'accord avec ce billet. Ces dialogues de sourds entre compteurs de lignes acharnés qui paient une fortune du matériel qu'ils ne feront, au mieux, que tester et "photographes-génies" dénigrant l'aspect technique de la photo et tellement doués que, dans leurs mains, un compact jetable permet, selon eux, de tout faire, dans tous les formats etc. etc. me semblent une perte de temps absolument colossale. D'ailleurs je ne sais pas ce qui me dérange le plus: le manque de sensibilité à l'art des premiers (parfois, hein, pas toujours) ou le manque de fascination pour le raffinement technique de leurs outils des seconds.

Nicolas a dit…

Merci Agnès pour ce beau commentaire auquel je souscris. :)

Lou a dit…

Tout ceci me rappelle un DVD sur Willy Ronnis que je viens de voir, et dans lequel on le voit utiliser un Pentax ME Super (!) et un zoom 28-50 (!) même pas lumineux. Pas vraiment l'image du photographe humaniste au Leica, pas non plus dans la posture "la technique je n'y comprends rien".

Nicolas a dit…

Tu as raison, Lou. Willy Ronis est d'ailleurs un très bon exemple puisqu'une intox très répandue à son sujet dit qu'il n'utilisait qu'un boîtier, un Foca (concurrent du Leica). En réalité, son père était photographe et tenait boutique. Quand la boutique a disparu, Ronis a hérité de toutes sortes d'appareils avec lesquels il s'est fait la main pendant l'Occupation de Paris. Ensuite, il y a eu la période Foca mais il utilisait aussi un Rollei, un appareil type Graflex grand format, ensuite il y a eu plusieurs réflex Pentax... Bref, on est loin de la légende un photographe, un appareil.

Et j'adore les photos de Ronis...

Nicolas a dit…

Concernant Ronis, je savais bien que j'en avais déjà parlé ici sur ce blog, mais je ne me souvenais pas que cela datait d'aussi loin. Voir : cet article.

Alex a dit…

Ah, un bien bel article, où je reconnais bien mon Nico ! :D

Perso je fais plutôt partie de la seconde classe. J'aime beaucoup mon matos, dans la mesure où il me sert et me convient parfaitement. Je ne pourrais imaginer avoir un appareil qui ne me sert pas : c'est d'abord un outil.
Et dans la mesure où j'ai mes outils, je ne lis plus les tests et sites de matos. Le matos d'aujourd'hui ne m'intéresse plus de toute manière...
Comme je garde très longtemps mes appareils et mes optiques, j'y suis très (très) attaché. Mais lorsque qu'on cause photo, ça me déprime que ce soit sans arrêt le premier sujet abordé...

Matisse aurait-il tenu un blog sur ses pinceaux ? Je n'en suis pas sûr...
Le matos, c'est pour moi un plaisir un peu honteux : ça fait partie de ma passion pour la photo, mais je trouve ça vulgaire d'en parler :D

PS : Doisneau a très peu utilisé le Leica, et c'était du R, à la fin de sa vie.

Nicolas a dit…

"Matisse aurait-il tenu un blog sur ses pinceaux ? Je n'en suis pas sûr..."

Pourtant le renouveau de la B.D. est justement venu de là... ;)

"Le matos, c'est pour moi un plaisir un peu honteux : ça fait partie de ma passion pour la photo, mais je trouve ça vulgaire d'en parler :D"

C'est parce que tu es un aristocrate dans ta passion. C'est comme les gens aisés qui trouvent vulgaire de parler d'argent. C'est une position de classe. Quelqu'un comme moi qui n'a pas de talent pour la photo se console en parlant de sa passion. Le résultat n'est pas là, mais la démarche est sincère.
;)

Alex a dit…

"Quelqu'un comme moi qui n'a pas de talent pour la photo" : arrête Nico, t'es pas crédible ici, on connaît (et on aime !) ton travail ici :)