samedi 13 juin 2009

Mon père est flou

Il y a un an déjà, une amie blogueuse écrivait une nouvelle à partir d'une de mes photos...




Mon père c’est cet homme flou. J’ai douze ans, je suis grand, je suis brun, j’ai la peau tannée comme un enfant du Sud et pourtant je vis à Berlin-Est. Je suis né de cet homme flou, je suis l’enfant du rien. Né de ma mère et du rien.

Maman, pourquoi Papa est-il flou sur la seule photo que tu as de lui ?

Parce que c’est la seule photo que j’ai le droit de garder de lui, mon chéri.

Pourquoi ?

Parce que personne ne peut le reconnaître sur cette photo.

Maman déteste mes questions et souvent elle détourne la tête, et pleure. Je n’en peux plus de la voir pleurer depuis toujours – plus je grandis et plus je crois que ça pourrait me rendre violent, les larmes de Maman.

Dans les sanglots de ma mère il n’y a plus rien, plus que de la flotte et du souvenir ; tandis que je possède un trésor inestimable avec cette image capturée de mon père. Comment était-il ? Où est-ce vélo ? Où est l’homme flou sur ce vélo ? Je regarde par la fenêtre et je cherche à voir de l’autre côté du Mur. Mais on n’y voit jamais rien avec tous ces flics à chiens, qui font de l’ombre du haut des tours de surveillance. La télé m’attend dans un coin avec ses images illégales de l’Ouest. On la capte en cachette avec l’aide des voisins du dessus. J’aime surtout regarder les concerts de rock (Kim Wilde en particulier) ; le reste, je m’en fous un peu, ça ne m’intéresse pas tellement plus que les journaux de la RDA. Sauf… sauf bien sûr quand il s’agit de courses de vélo. Tous les hommes y sont flous et en couleur. Pas tout à fait comme mon père – mais qu’est-ce qui me dit que de l’autre côté du Mur, tout ne bascule pas en couleur ? Berlin-Est est gris souris. Papa porte peut-être des combinaisons orange moulantes à Berlin-Ouest. En tous cas, Maman n’y croit pas. Elle hausse les épaules et dit en souriant un peu faiblement qu’il n’est pas parti pour faire le guignol, Papa.

La nuit, quand Maman éteint son poste de radio dans la cuisine et boit un dernier café, je ne sais pas pourquoi, je doute. C’est comme un incendie, ce doute-là. Ça me ravage le corps. J’ai peur que ma mère ne le sente, je ne veux pas qu’elle sache que Papa est peut-être mort. Cela fait bien trop longtemps qu’il a franchi la frontière. Je sais que des gens meurent sur la « bande de mort » entre les zones de l’Est et de l’Ouest. Je l’ai vu à la télévision ouest-allemande. Quand j’ai entendu ça, le doute est revenu toutes les nuits. Mais pour ne rien montrer à ma mère, je vais dans la cuisine chaque soir, je l’embrasse sur ses cheveux coupés courts et parfois, je fais semblant de vouloir fumer une cigarette avec elle. Et elle rit très fort et dit que cela ferait rire mon père, que c’est son genre d’humour. A ce moment-là je peux dire que mon cœur est plus petit et plus serré qu’un vieux mégot de clope écrasé.

9 novembre 1989.

Le Mur tombe, je le vois s’écrouler à la télé, Maman travaille au restaurant. Moi je bute, dans ma joie, sur une latte du parquet à la maison. Une latte mal enfoncée dans le plancher. J’ai failli tomber. Je soulève la latte pour mieux la replacer. Je veux faire plaisir à ma mère. Une maison bien rangée et un Mur qui tombe, on peut dire que c’est une journée réussie. J’ai des échardes dans les doigts… Des cris de joie dans tout l’immeuble. Quelqu’un tambourine à la porte et crie mon nom. « Rudi ! Rudi ! ». Je sais que c’est Max, le voisin du dessus. Je sais déjà tout, il veut aller danser sur le Mur en ruines ! Mais je m’acharne sur cette foutue latte ! Il y a un truc qui bloque. Je balance la latte à côté de moi. Une enveloppe toute longue, toute administrative, toute froide et fermée comme tout ce que fait la RDA. Adressée à Maman. Là, sous le parquet ? A l’âge que j’ai on n’est pas un imbécile, on n’est pas un prude non plus. Je l’ouvre, cette lettre que personne n’a jamais voulu ouvrir.

« Madame Augenblick, nous avons le regret de vous annoncer le décès de votre époux Hermann Augenblick, à la suite d’un accident lors d’un passage illégal de la frontière. Des obsèques pourront avoir lieu le 4 mai 1984. Vous nous en ferez connaître les conditions. »

Je remets la latte mieux qu’elle n’ait jamais pu être posée. Impossible de voir la trace de mon passage. Je sors avec le briquet de ma mère et la lettre de la Stasi brûle dans l’escalier – tout le monde s’en fout, la concierge pleure de joie dans les bras de Monsieur Beck. Max m’a regardé faire mais ne m’a rien demandé sur mon petit incendie ; on part juste tous les deux, en courant, à l’ancienne frontière.

Alors là, au milieu de ces Allemands de l’Ouest que je n’avais jamais vu qu’à la télé et qui hurlent de joie, la colère immense monte, tuant le vieux doute qui m’avait hanté. La colère vaut mieux que le doute, on connaît enfin son ennemi. Mon malheur, c’est que pendant que le Mur de Berlin tombe sous mes pieds, je comprends que mon ennemi est mort lui aussi. Ma colère ne me quittera donc jamais. C’est le prix à payer pour que ma mère n’apprenne pas que Papa est flou pour toujours.



Merci encore à toi, Miss M.
!

3 commentaires:

vinzzzzzzzzzz a dit…

J'avais bien aimé cette photo sans le texte ; avec, elle prend un sens encore plus fort, bravo les artistes !

Nicolas a dit…

Merci Vinzzzzzzzzz !
Miss M. est une artiste, incontestablement. Moi je ne suis qu'un petit artisan, et ça me va bien comme ça. :)

Maïté Renson a dit…

Wéééé plein de nouvelles photos sur mon blog :D